D. Buyssens: La question de l’art à Genève

Cover
Titel
La question de l’art à Genève. Du cosmopolitisme des Lumières au romantisme des nationalités


Autor(en)
Buyssens, Danielle
Erschienen
Genève 2008: La Baconnière Arts
Anzahl Seiten
585 p., ill. en noir et blanc et couleurs
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Barbara Roth-Lochner

Le point de départ de ce livre est double: la connaissance approfondie des beaux-arts genevois acquise par l’auteure au contact direct des oeuvres, pendant les deux décennies où elle a travaillé au Musée d’art et d’histoire et à la Bibliothèque de Genève, et l’étude d’un classique de l’historiographie genevoise, le Recueil de renseignements relatifs à la culture des beaux-arts à Genève, publié sous forme de fascicules par Jean-Jacques Rigaud (1786–1854) entre 1845 et 1849. Se plongeant dans les sources de tous ordres, des mémoires aux correspondances, des récits de voyages aux journaux personnels, des registres du Conseil aux procès-verbaux de sociétés diverses, des périodiques anciens aux écrits des penseurs, ne laissant aucune pierre non retournée, Danielle Buyssens en ressort troublée par ce qu’elle y découvre et qui contredit les propos de Rigaud. Reconstruisant à la lumière des matériaux rassemblés l’histoire des beaux-arts, mais aussi le discours (contemporain ou plus tardif) sur ceux-ci, elle remet en question la doxa répétée par des générations de chercheurs: les ordonnances somptuaires, reformulées à plusieurs reprises entre la Réforme et le XVIIIe siècle, ont freiné le développement des arts dans la petite république protestante. Elle démontre avec maestria qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant les discours même les plus respectés, et qu’il vaut toujours la peine de revenir sur le terrain pour effectuer son enquête propre.

Comme Rigaud, Danielle Buyssens développe son propos en trois périodes, mais ses tranches chronologiques ne correspondent pas à celles du magistrat de la Restauration, ses personnages pivots non plus. Dans sa première partie, «Où l’on voit les Genevois du XVIIIe siècle s’occuper d’art», deux notions clé, présentes tout au long du livre, sont d’emblée mises en exergue: Genève est à la fois cosmopolite et provinciale. Le cosmopolitisme des Lumières, les Genevois s’en enorgueillissent depuis longtemps. Le provincialisme, en revanche, pas ou peu exploré jusqu’ici, qui ne se cantonne pas au monde des artistes et amateurs, est analysé avec finesse, révélant des similitudes avec des villes françaises d’importance semblable dans les grandes étapes de la réflexion sur la place de l’art: enseignement du dessin, promotion des artistes locaux, «utilité» de l’art, désir de musée.

Artistes et amateurs vivent d’abord d’échanges avec l’extérieur de la cité. On voyage beaucoup, on se forme à l’étranger, dans les grands centres. Le peintre en miniature Jacques-Antoine Arlaud (1668–1746), qui rentre à Genève après une belle carrière à la Cour de France, est la vedette du premier chapitre. D. Buyssens décrit le milieu intellectuel et social dans lequel il évolue, et les valeurs qui dominent ce milieu, ouvert sur les oeuvres d’art françaises, italiennes, néerlandaises, que l’on acquiert pour les collections privées ou pour la Bibliothèque publique qui fait office de laboratoire de la pensée et de musée avant la lettre. L’histoire de la triste fin de la Léda d’Arlaud vaut son pesant de dépeçage (pp. 42 ss.). Articulé autour de Pierre Soubeyran (1709–1775), futur directeur de l’école publique de dessin, ouverte en 1751, le chapitre II pose les prémices de la professionnalisation et de la centralisation de l’enseignement de l’art. Tout comme ce fut le cas une génération plus tard, lors de la création de la Société des Arts, les magistrats amateurs d’art (Jean-Jacques Burlamaqui notamment), autant que les artistes et les artisans, participent au débat. La première partie se clôt sur la signification réelle des interdits somptuaires, révélateurs non pas de la modestie protestante des Genevois, mais bien au contraire de l’aisance bourgeoise et du fonctionnement de la distinction dans la petite République oligarchique. D’ailleurs, analyse l’auteure, les articles des ordonnances touchant à la peinture et à la sculpture sont, d’une part, exclusivement tournés vers la possession et non vers la production, ils sont d’autre part contemporains de l’essor des collections importantes. Ils ne datent pas de la Réforme.

La Société des Arts, fondée en 1776, est au centre de la deuxième partie, «Où l’on voit les Genevois rapatrier leurs beaux-arts». L’on y voit évoluer les personnalités qui ont forgé le paysage artistique genevois, les artistes (Jean-Pierre Saint-Ours en tête, dont le rôle, malgré l’échec de plusieurs de ses idées, a été déterminant), mais aussi le bibliothécaire Jean Senebier ou le collectionneur François Tronchin. L’un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les contemporains, problème qui ne sera d’ailleurs pas résolu, est celui de la place respective des artistes et des artisans dans l’enseignement, dans les expositions organisées par la Société des Arts dès 1789, et tout simplement dans les efforts pour promouvoir une approche plus professionnelle des beaux-arts et des arts appliqués, dont on reconnait l’utilité économique comme industrie d’exportation. L’autre problème est la difficulté pour les artistes qui ont choisi de rester ou de rentrer à Genève, de tirer des ressources suffisantes de l’exercice de leur art. Assez lucides, les Genevois comprennent les conséquences des dimensions restreintes de leur République, «un pays qu’on n’aperçoit qu’à peine sur la carte», selon l’expression du peintre d’origine patricienne, Pierre-Louis De la Rive (pp. 175 ss.). Une chose est certaine: les beaux-arts sont désormais bien ancrés dans la cité, et les révolutions genevoises n’y changent rien, offrant au contraire de nouvelles opportunités, comme le montre par exemple l’érection en 1795 d’un monument à Rousseau à la Promenade des Bastions.

Dans sa troisième partie, qui s’ouvre sur un chapitre novateur à propos des effets de l’intégration à la Nation française sur les arts, Danielle Buyssens démontre comment «l’équilibre perdu entre cosmopolitisme et provincialisme [trouve] sa résolution dans l’exportation d’une identité ‘nationale’ aux contours ambigus mais opérationnels» (p. 275). Beaucoup d’artistes genevois ont déjà séjourné à Paris, et savent profiter des possibilités offertes en matière de participation aux salons parisiens, voire aux concours. Les sujets d’histoire antique et les paysages, animés parfois de scènes de genre, sont en vogue. Les préfets plaident pour l’envoi, de Paris, de tableaux, non seulement pour l’instruction de la jeunesse, mais encore de toute la population du Département. Genève bénéficiera effectivement, avec d’autres villes de province, d’une distribution d’oeuvres, dont les premières arrivèrent en mars 1805.

Passant (presque) directement de son statut de chef-lieu de Département français à celui de canton suisse, Genève fait le deuil de l’ancienne ville-Etat. Un repositionnement identitaire est à opérer. Jean-Jacques Rigaud, onze fois premier syndic et dix fois président de la Classe des Beaux-Arts, appelle de ses voeux des sujets helvétiques, et il n’est pas seul. Mais ces Genevois de la Restauration continuent de porter leur regard au dehors, et leur promotion des thèmes suisses sert à valoriser Genève sur la scène internationale davantage qu’à resserrer les liens avec les Confédérés. Et les sujets historiques apparaissent effectivement, genevois (Bonivard délivré par les Bernois) ou helvétiques (le serment du Grütli), mais surtout les paysages alpestres, qui sont d’ailleurs, comme le démontre le dépouillement systématique des catalogues d’exposition auquel se livre l’auteure, aussi souvent, si ce n’est davantage, savoyards que suisses, proximité oblige. Ils coexistent avec les sujets hérités du XVIIIe siècle. La difficile érection du nouveau monument Rousseau, de Pradier, sur l’Ile des Barques, en 1835, met en lumière les tensions idéologiques. C’est une période que Danielle Buyssens maîtrise particulièrement bien, et, en exposant les positions des uns et des autres, artistes autant que politiques, elle montre comment la définition théorique d’une école nationale nécessite une reconstruction du passé. Les convictions acquises et développées par l’auteure lui permettent, dans sa conclusion, de revenir au point de départ, c’est-à-dire le Recueil de Rigaud. Elle est alors en mesure d’en démonter le raisonnement, d’en mettre en lumière les contradictions et d’en offrir une nouvelle lecture qui devrait permettre d’en faire fructifier l’héritage sous une forme différente de cette fameuse doxa figeante.

Ajoutons enfin que dans ce livre au style alerte, issu d’une thèse de doctorat présentée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris en 2005, il y a une relation très forte entre texte et image, avec des illustrations pertinentes et bien choisies. Les notes sont riches, mais elles ne sont hélas pas infrapaginales, ce qui oblige le lecteur à multiplier les signets pour se reporter au bon endroit à la fin du livre. L’on reste un peu sur sa faim pour ce qui est de l’impact des relations avec la Suisse, antérieures à la naissance du nouveau canton. Mais peut-être l’influence était-elle tout simplement négligeable dans le domaine des beaux-arts. Seules des études semblables pour d’autres villes suisses pourront éclairer la question. Le livre de Danielle Buyssens fournit un modèle comprenant tous les éléments nécessaires pour ouvrir de nouveaux chantiers et procéder ensuite à des comparaisons.

Une élogieuse postface de Claude Lapaire, directeur honoraire des Musées d’art et d’histoire de Genève, ouvre les perspectives sur la fin du XIXe et le XXe siècle.

Le présent compte-rendu s’adresse à un public d’historiens. Insistons sur un point important: l’ouvrage de Danielle Buyssens est un livre d’histoire culturelle et sociale, bien davantage qu’un livre d’histoire de l’art. Il est un véritable outil pour comprendre la place de l’art dans une ville-Etat. A ce titre, on peut le considérer comme un jalon dans l’historiographie suisse et française.

Citation:
Barbara Roth-Lochner: compte rendu de: Danielle Buyssens: La question de l’art à Genève. Du cosmopolitisme des Lumières au romantisme des nationalités. Postface de Claude Lapaire. Genève, La Baconnière Arts, 2008. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 59 Nr. 3, 2009, p. 364-367.

Redaktion
Veröffentlicht am
30.01.2012
Redaktionell betreut durch
Kooperation
Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
Weitere Informationen